Liralombre n°21

 

Extraits

 

 

Le miracle frappe deux fois

Un conte, par Mathias

L’homme se réveilla en sursaut ! Le corps en sueur, les mains moites, le cœur battant la chamade, il scruta la chambre plongée dans le noir. Une nuit, noire comme l’encre de chine, percée des cris de divers animaux nocturnes, tiède et effrayante. On apercevait encore le rougeoiement de quelques braises provenant de l’âtre dans un coin de la maison. Les lucioles voletaient dans un désordre total illuminant leur trajectoire. Kouki -c’était le nom de cet homme- hagard, tendit l’oreille et distingua le battement du tam-tam qui l’avait réveillé. Que pouvaient se dire les batteurs de tam-tam, télégraphistes avant l’heure ? Le rythme s’accéléra, et Kouki fut saisi d’un pressentiment ; on aurait dit que les notes extraites des tam-tams psalmodiaient, telles des pleureuses, avec des plaintes et des râles de fauve à l’agonie. Kouki rafla un pagne, se ceignit les reins, se précipita dehors, courant vers la concession de Baha le " télégraphiste " du village. Les chiens hurlaient à la mort. Dans cette nuit inquiétante, sans lumières, Kouki se dirigeait sans hésitation. Il fit irruption tel un ouragan dans la cour de Baha, faiblement éclairée ; il y avait déjà un petit attroupement. Baha, penché sur son instrument, ignorait l’assistance. Attentif, concentré, il tendait l’oreille vers les sons saccadés qui lui arrivaient de loin, et dès que la dernière note lui parvenait, il tapait fermement sur son instrument, répondant au questionnement de ses interlocuteurs invisibles. Quelle heure pouvait-il être ? tard certainement ! la nouvelle devait être importante, voire même urgente ! Baha rangea enfin ses baguettes, et sonda l’assistance ; son regard trouva Kouki :

" Ce message vient de ta belle-famille, dit-il. Ta femme a mis au monde une petite fille ... mais, elle est morte en couches. " Un silence minéral s’abattit d’un coup. les grillons mêmes cessèrent de siffler, comme s’ils saisissaient la catastrophe qui fondait sur ce village de Log Mail. Ce silence fut brusquement interrompu par les cris, les pleurs ; les maisons s’illuminèrent les unes après les autres. Sur la trentaine de maisons que comptait ce village, une seule resta plongée dans le noir. Comment le message était-il arrivé si vite dans tout le village ? Pouvait-on déchiffrer le " tac-tac-boum-boum " du tam-tam dans toutes les chaumières ? Ceci reste pour nous un mystère.

Kouki fit les cinquante kilomètres qui séparaient les deux villages, à pied. La défunte, étendue sur une natte entourée de pains de glace, était très belle malgré le masque de la mort. Elle était la fille unique de DOG, MBOMBOG (ce qui, en Bassa, veut dire Notable). Longtemps dans la fonction publique, il était revenu au village à l’heure de la retraite. Les deux hommes, unis par le même chagrin, emmenèrent la morte au cimetière. Au plus fort de la cérémonie, Kouki, saisi d’un malaise, tomba dans la fosse. Panique générale : tout était prévu pour descendre le cercueil, rien pour remonter quelque chose ou quelqu’un. N’était-ce pas le signe d’un autre malheur ? A l’aide d’une échelle et de deux solides gaillards, on réussit à sortir Kouki du trou, crasseux, avec des mottes de terre dans les cheveux. Quand il reprit connaissance, il poussa un hurlement : " Je ne vois plus rien ! " Il était aveugle ...

Il resta donc dans sa belle-famille où il rendait de menus services ; il avait surtout la garde d’un champ de maïs attenant à la case de son beau-père.

Des années passèrent. Kouki était toujours aveugle, sa petite fille grandissait, elle avait pour compagnon de jeux le Ngwo (le chien, en bassa) qui prêtait main forte à Kouki pour chasser du champ les rongeurs et les oiseaux. Elle avait sept ans à présent, et elle ne parlait pas. Les seuls cris qu’elle avait poussés dataient de sa naissance. Nul ne savait si elle était vraiment muette, ou si elle avait subi un traumatisme à la naissance.

Ngo-Kouki (ce qui signifie  fille de Kouki, en Bassa) s’égara un jour dans le champ de maïs. Son père entendit le bruissement dans le champ, il s’imagina que le champ était dévasté par des bêtes, et cria : Gwel (attrape, en bassa) au Ngwo.Celui-ci s’élança, et, reconnaissant sa compagne de jeu, se contenta de dévaster quelques plants de maïs, croyant que c’était un nouveau jeu ! Exaspéré, Kouki envoya le Kek (bâton, en bassa) caresser l’échine du chien. Kek n’ayant aucun grief contre le chien, refusa de le frapper. Notre aveugle avait toujours du hie (feu, en bassa) allumé, et, pour punir Kek, il le jeta au milieu des flammes. Hie refusa de brûler le bâton. Kouki se saisit d’un nlonga (seau, en bassa) plein d’eau pour éteindre le feu. L’eau resta collée au fond de Nlonga et Kouki fit venir Nyaga (vache, en bassa) pour boire l’eau. Nyaga, repue, refusa d’ingurgiter la moindre goutte d’eau. Sans se décourager, Kouki envoya chercher Malagal, le seul Nol nyaga (boucher, en bassa : de nol-tueur et nyaga-boeuf) pour égorger la vache. Malagal avait fait ses classes chez les Haoussas du Nord -pasteurs et bouchers patentés- ; il était très prospère,  il ne voulut pas se déplacer pour un Nyaga privé.. -"Allez me quérir le bourreau, cria Kouki, et que cet insolent finisse au gibet ! " Mais le bourreau, n’ayant pas d’acte de condamnation, ne pouvait pas le pendre ...

Désemparé, furieux , Kouki prit langue avec les anciens : le débat fut houleux, mais instructif. Ils tombèrent tous d’accord pour livrer le bourreau aux Mitonebas (diables, en bassa : littéralement, gens qui se déguisent, sorte de voyous sans foi ni loi représentant le mal absolu). Les Mitonebas, heureux de l’aubaine -le bourreau avait torturé et pendu leurs compagnons- rendirent une visite musclée au bourreau, prêts à prendre son âme ... à moins qu’il ne consente à pendre le Nol nyaga. Il prépara alors sa plus belle corde de chanvre, fabriqua une potence. Le boucher, voyant la potence, se rua sur sa masse, et armé de son couteau, courut chercher la vache pour exercer ses talents. Sentant déjà la morsure du couteau sur son cou, Nyaga se mit à transpirer ; elle transpira si abondamment qu’elle eut soif ; ne voulant pas finir dans le ventre de la vache, le seau d’eau releva ses jupes pour ne pas se mouiller et voulut balancer au loin l’eau pour éteindre le feu. Le feu, sentant le souffle glacé de l’eau, commença à consumer le bâton, en commençant par les deux bouts ! Le bâton, se voyant déjà devenir charbon, jaillit du feu et commença à caresser les côtes du chien. Ce dernier, surpris, le souffle coupé par la violence du coup, mordit violement la petite fille. Celle-ci poussa un hurlement, suivi d’appels au secours. Kouki entendit le cri de détresse. L’anxiété, la peur de perdre encore cet être cher, le poussèrent hors de la maison, tel un diable sortant de sa boîte. D’un seul coup, le voile qui masquait son regard se déchira, il fut inondé par la lumière éclatante du soleil de midi. Il venait de recouvrer la vue ! Il se précipita vers sa petite fille qui accourait vers lui, cherchant protection contre le chien qui la poursuivait. Ces deux êtres, épris d’amour et de tendresse, se rencontrèrent au milieu de la cour, ils s’étreignirent. Kouki était submergé par le flot de paroles que proférait sa petite fille. Elle avait tant à dire après tout ce temps ! Kouki, lui, sentait ses lèvre remuer, mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Etait-il devenu muet ? Non, ses cordes vocales étaient seulement momentanément ... paralysées.

" Tac-tac-boum-boum " fit le tam-tam, envoyant son message lancinant, annonçant aux villages voisins le double miracle survenu le même jour au village Ndog Likoum. Qui l’avait prévenu ? peut-être le vent.

Kouki et sa fille vécurent heureux, très, très longtemps.

Mathias.

(de Fleury à Clairvaux, à Poissy).

 

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Au cours d’une conversation, un lecteur me raconte qu’il a retrouvé un recueil de poèmes du temps où il était étudiant, et me les montre. Leur auteur, Denise Broche, a aujourd’hui 74 ans. Nous lui avons téléphoné pour savoir si elle acceptait que deux d’entre eux soient publiés ici, ce qu’elle a accepté avec la plus grande gentillesse. Ces poèmes, eux datent de plusieurs décennies.

*

J’ai à un doigt de main
Une belle bague en or
Que tu m’avais donnée
Un soir quand tu m’aimas.
Souvent, je la regarde.
Et dans mon cœur je garde
Tous tes serments fanés
Par les jours d’habitude.
La bague brille encore
De son diamant de feu,
Mais ton amour est mort,
Nous ne sommes plus heureux.
Plus rien ne brûle en moi,
Que la grande solitude
De ton anneau sans toi.

*

Ma grand’mère avait
Un beau tapis de cachemire
Posé sur une table de chêne.
Il était grenat et bleu
D’un côté,
Bleu et grenat
De l’autre côté.
Quel était l’endroit ?
Où était l’envers ?
De quel côté retourner
Pour savoir la vérité ?
Il était beau de chaque côté
Mais suivant sa position
Un des côtés mentait.
Car je n’ai jamais su
Si le grenat et bleu
Était l’envers
Ou si le bleu et grenat
Était l’endroit.
Depuis j’ai oublié.
Mais certaine fois
Quand je vois un visage,
Cachant la vérité,
Je repense au tapis
Qui avait deux côtés,
Deux côtés mensongers,
Un vrai envers,
Un faux endroit,
Que l’on ne voyait pas.

Denise Broche.

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