Liralombre n°19, janvier 2000

 

 

Une nouvelle inédite de Michel Arrivé

(texte intégral)

 

 

 

 

 

La 273ème fois

"Tiens donc, Jacques, mais tu sais l'anglais maintenant ? Si, si, je t'ai bien entendu : tu lui as parlé en anglais, à cette jeune japonaise, et elle t'a compris. Alors, tu nous racontes des histoires quand tu prétends que tu ne sais pas un mot de la langue des barbares, comme tu dis ? " Pris sur le fait, Jacques bredouilla vaguement qu'il n'avait pas parlé anglais, mais prononcé quelques mots d'un sabir vaguement angloïde. Si la japonaise l'avait compris, c'est précisément parce qu'elle était japonaise : anglaise ou américaine, elle aurait reposé la question en ricanant. " Mais il a tout de même bien fallu que tu l'apprennes un peu, ce sabir ? Allons, avoue, tu passes tes nuits à faire de l'anglais, n'est-ce pas ? " Jacques avait repris tous ses moyens. Il esquiva élégamment la question et passa à l'un de ces thèmes favoris : la décadence inéluctable du français. " Nous sommes en face de l'anglais comme l'étaient les bretons du début du siècle à l'égard du français : nous entendons tellement parler anglais que, par la force des choses, nous en retenons vaille que vaille quelques bribes. C'est pour cela que j'ai pu, malgré moi, renseigner cette pauvre japonaise. Mais non, grâce au Ciel, je ne parle pas anglais ". Et il se lança dans des pronostics apocalyptiques sur l'avenir du français : "Dieu merci, nous n'en serons pas témoins, mais dans moins de cent ans le français sera réduit à l'état d'un pittoresque patois, objet des curiosités touchantes d'universitaires surannés. Le sort du breton, vous verrez – ou plutôt vous ne verrez pas, mais vos petits-enfants verront – préfigure celui du français. Avec un petit siècle d'avance".

Jacques Querlin avait une horreur sacrée de tout ce qui était anglo-saxon, ou, précisément, américain. Car pour les anglais il manifestait de loin en loin une ombre d'indulgence. Par exemple pour la façon dont ils traitent les suicidaires. Quand ils se sont manqués, ils les poursuivent en justice et, souvent, les condamnent. Non pour s'être manqués, certes, mais pour avoir tenté de se suicider. Querlin partageait cette sévérité et regrettait qu'elle ne fût pas pratiquée en France. Naturellement ses raisons n'étaient pas les mêmes que celles des Anglais. Pour eux, les égarés qui se suicident sont condamnés parce qu'ils tentent d'abréger cet irremplaçable don de Dieu : la vie. C'est, en somme, leur pessimisme qui leur est reproché : ils ne font pas confiance à Dieu, pensant à tort que rien de leurs prétendus malheurs ne peut s'améliorer. Jacques Querlin professait précisément le contraire : pour lui, ce qui rendait les suicidaires punissables et méprisables, c'était leur optimisme forcené. Il justifiait assez habilement son paradoxe : " S'ils forment le projet de quitter la vie, c'est qu'ils jugent qu'elle pourrait et même – oh ! les naïfs ! – qu'elle devrait être meilleure. Par là ils dénoncent à la fois leur erreur et leur lâcheté : tout est définitivement pour le pis dans le plus mauvais des mondes possibles. La sagesse et le courage sont de l'accepter ". Lui faisait-on remarquer qu'il ne faisait qu'inverser l'optimisme absolu de Pangloss ? Sa réponse était immédiate : " Relisez donc Candide : vous verrez que les contraires s'équivalent ".

Âgé de cinquante-huit ans, définitivement célibataire et pourvu d'une excellente santé, Jacques Querlin supportait assez gaillardement les menues déceptions que l'existence lui infligeait : son pessimisme absolu n'était en rien lié à son sort personnel, qu'il considérait lui-même comme plutôt enviable. Un métier pas trop absorbant et raisonnablement rémunérateur, une maîtresse agréable, conciliante et peu exigeante, quelques voyages de loin en loin, quoique jamais en pays anglophone. Non: son pessimisme était d'essence strictement théorique. Il consentait à peine à prendre en compte les "atrocités" - il ne prononçait jamais le mot sans faire entendre les guillemets dont il l'entourait - dont le rendaient plus ou moins témoin ses voyages ou les informations qu'il recevait distraitement: massacres, égorgements d'enfants, viols, tortures, génocides n'étaient à ses yeux que menues espiègleries, exemples affadis de ce qu'il lui arrivait de nommer, et cette fois sans guillemets, l'ignominie fondamentale de la nature humaine. Il remarquait toutefois avec un semblant de satisfaction théorique que les espiègleries des hommes ne semblaient ni s'atténuer ni se raréfier avec le temps.

*

Querlin adorait les paradoxes. Mais il avait horreur de la contradiction. Et il saisissait avec acuité la contradiction flagrante dans laquelle l'installait un projet qu'il caressait de loin : déterminer lui-même le moment de sa mort. Longtemps à l'avance, précisait-il. Certes. Mais le temps ne fait rien à l'affaire : fixer soi-même le moment de sa mort, fût-ce vingt ans à l'avance – Querlin n'était pas pressé – c'est bien se suicider, et, pour Querlin, s'exposer en plein à sa propre réprobation : "La seule qui soit insupportable", se disait-il avec lucidité. À moins qu'on n'exécute pas son contrat. Mais ce serait alors cumuler l'ignominie du suicidaire – acquise dès la mise en place du projet – et le ridicule du velléitaire.

Querlin renonça donc à son projet. Mais il s'amusa à lui trouver un substitut, qui, affadi, certes, avait à ses yeux le double mérite de ne pas l'exposer au soupçon du suicide et de lui fournir une innocente distraction. Il s'agissait de supputer le moment exact de sa mort en lui assignant une échéance fixée par le hasard. " Rien de suicidaire là-dedans, méditait-il à ses moments perdus. Un simple souci de vérification : le rendez-vous que j'aurai fixé sera-t-il honoré ? "

Querlin était assez raisonnable pour se rendre compte que son hasard à lui ne faisait pas le poids contre le hasard fondamental qui détermine la durée de notre vie. Il ne s'interdit donc pas, avec une ombre de mauvaise foi, de faire intervenir quelque peu son libre arbitre dans la détermination de la limite. Il lui suffisait pour cela de la fixer non par une date ou une durée, mais par un nombre précisé d'actes à accomplir. Il aurait, certes, dans une mesure dépendant de l'acte choisi, la possibilité d'avancer ou de reculer l'échéance : il lui suffirait, pour échapper au soupçon du suicide, de s'interdire la première. Restait à choisir le type d'acte. Il élimina d'emblée les menues obligations de la vie quotidienne, peu soucieux de s'infliger pour le reste de ses jours une comptabilité fastidieuse et sordide : il se voyait mal contraint de dénombrer un par un jusqu'à la fin de ses jours ses repas, ses douches ou ses déplacements en voiture. Il écarta ensuite, pour la raison inverse, les événements plus ou moins exceptionnels : voyages à l'étranger, publications d'ouvrages ou d'articles – car il lui arrivait d'écrire et de publier, plus ou moins confidentiellement, des nouvelles, qu'il parvenait parfois à réunir en recueils –, promotions professionnelles ou autres fadaises. Il finit par se décider pour un acte de fréquence moyenne, susceptible par surcroît de donner prise à un certain contrôle : le rapport sexuel.

L'essentiel était d'arrêter le nombre d'actes qui fixerait le moment de sa mort. Trop bas, il entraînerait une issue rapide que Querlin n'avait aucune raison de souhaiter. Trop élevé, il risquait d'aboutir à une interminable fin de vie, ou même de ne pas pouvoir donner lieu à la vérification souhaitée, si le chiffre à atteindre outrepassait nettement l'" espérance " statistique de survie.

Querlin fit ses comptes. Il rencontrait sa maîtresse une fois par semaine : elle était mariée, ce qui limitait leurs épanchements. Il ne s'interdisait pas, en voyage ou en vacances, une brève passade, propre à entraîner trois ou quatre rapports – et parfois nettement plus – en quelques jours ou quelques semaines. Mais tout compte fait la moyenne annuelle ne devait guère s'élever au-dessus d'une soixantaine. " Et, à mon âge, il est tout de même peu vraisemblable qu'elle augmente nettement ", commentait-il avec optimisme.

Pour le nombre d'actes à prévoir, la sagesse était de ne pas descendre au-dessous de deux cents et de ne pas s'élever au-dessus de mille. Le premier nombre fournirait un peu plus de trois ans de survie ; le second conduirait à un délai d'une bonne quinzaine d'années. Entre ces deux limites Querlin refusa de s’octroyer la responsabilité du choix. Après avoir pesé le pour et le contre des nombreuses méthodes qui lui venaient à l'esprit, il choisit celle qui lui parut présenter le caractère le plus fortement aléatoire. Il prit rendez-vous avec un prestigieux sorcier de Bobo-Dioulasso, pourvu de tous les gris-gris nécessaires. Sans lui donner la raison de sa demande, il le chargea de fixer un nombre compris entre deux cents et mille. Le sorcier exigea la semaine de délai nécessaire pour faire venir le sable divinatoire des rives du fleuve sacré de Bobo, qui abrite les silures obèses. Ses honoraires et ses frais forfaitaires pour le transport du sable se limiteraient à 1000 francs.

Le jour venu, le sage révéla à Querlin le résultat de sa divination: tracé de lui-même, à la suite de longues incantations, à la surface du sable sacré, c'était le nombre 273 qui s'était imposé. " Jamais le sable de Bobo n'a commis la plus petite erreur, conclut solennellement le sorcier : tu peux te fier pleinement à ce nombre, quel que soit l'usage que tu veux en faire".

*

Querlin trouva bien le nombre un peu faible. Il s'était attendu à un délai plus considérable. Pourtant il ne changea rien à son mode de vie. Il ne chercha pas à espacer ses rendez-vous avec sa maîtresse, et ne crut pas nécessaire de l'informer de ses comptes. Et ce ne fut, selon lui, que le hasard qui lui épargna pendant plusieurs mois toute autre aventure galante.

Pour tenir précisément à jour le nombre des " événements " – il avait pris le parti de les appeler ainsi – il aménagea un vieil agenda qu'il n'avait pas utilisé : il réserva une page à chacune des sept années à venir et se réserva la possibilité d'y cocher, par un trait oblique, cent cases : " Il vaut mieux voir trop grand que trop petit ", se dit-il, non sans supputer qu'il était peu vraisemblable qu'il eût tant de cases à cocher.

Il voyait en effet trop grand. Un voyage imprévu de sa maîtresse, obligée de suivre son époux en Afrique, eut pour effet de ralentir le rythme prévu des événements : un an jour pour jour après le verdict du sage de Bobo, la page de l'année ne portait que trente-trois traits obliques, soigneusement marques à l'encre rouge. " À ce train-là, j'en ai encore pour plus de six ans. C'est raisonnable ", se dit-il.

Pendant la nuit suivante, Querlin fit un rêve érotique. Il le reconnut d'emblée, quoiqu'il ne l'eût pas fait depuis plus d'une trentaine d'années. Mais il lui avait été autrefois très familier. C'était le premier rêve érotique qu'il avait fait, vers 13 ou 14 ans, dans le petit divan où il dormait chez ses grands-parents. Il poursuivait, quelque part dans un paysage à la fois désertique et accueillant – sable chaud, arbres verdoyants, sources rafraîchissantes – une jeune fille nue, petite, très brune de peau et de cheveux. Poursuite très brève, et vite inutile : la jeune fille s'offrait à lui. Elle se couchait sur le sable chaud et il la " possédait " tendrement.

Querlin accueillit avec plaisir le retour de ce rêve de jeunesse. L'homme mûr qu'il 'était depuis longtemps devenu avait exactement revécu, dans l'instant fugitif du rêve, les fraîches émotions de l'adolescent qu'il avait été.

Deux jours plus tard, il refit le même rêve, fixé tel quel dans ses plus menus détails. Querlin l'accueillit avec le même plaisir. Il constata en outre qu'il venait opportunément pallier l'absence de sa maîtresse, retenue en Afrique plus longtemps qu'elle ne le prévoyait. C'est en formulant cette réflexion qu'il s'avisa que son rêve comportait un acte sexuel. Compterait-il dans le calcul du nombre décisif ? Fallait-il ou non le cocher sur l'agenda des événements ? Le problème n'était pas simple. Querlin passa la journée à essayer de le résoudre. Sans parvenir à aucune certitude. Car on pouvait invoquer des arguments dans les deux sens. Pour faire compter le rêve, il fallait en retenir le caractère ërotique et l'aspect précisément sexuel de l'acte qui l'achevait. Mais dans le sens opposé on pouvait alléguer le trait dominant de l'événement : ce n'était qu'un rêve. La jeune fille qu'il mettait en scène n’avait qu'une existence virtuelle : possédait-on vraiment un être onirique ? Et sans possession pouvait-on parler de rapport sexuel ? Au fait, rapport ou acte ? Il ne se souvenait plus du mot qu'il avait employé dans le contrat tacite qu'il avait conclu avec lui-même. Avaient-ils exactement le même sens ?

Querlin n'avait pas la tête philosophique. Il se laissa pourtant aller à de longues rêveries sur le sens du verbe " posséder " et sur la différence entre la " possession " d'un être " virtuel " et celle d'un être " réel ". Il s'enfonça alors dans le problème de l'opposition entre réel et virtuel. Il crut utile de le déclarer insoluble. Il prit la décision de retenir, à tout hasard, le rêve parmi les événements. Il cocha donc les deux premières cases sur la page de l'année en cours et cessa d'y penser.

Pour trois jours. Car le rêve de la jeune fille brune se reproduisit régulièrement une fois toutes les trois nuits. Au bout d'un mois, la page de l'année comportait déjà dix cases cochées d'un trait rouge. Querlin commença à s'inquiéter : les pages aux cent cases ne suffiraient pas si le rêve se renouvelait à ce rythme. Il devrait remanier son système de notation. Et puis l'échéance viendrait très vite si le rêve était pris en compte : au rythme de dix événements par mois, soit cent-vingt par an, il ne disposait, compte tenu des trente-trois actes de l'année précédente, que de deux ans, à quelques jours près. C’était beaucoup moins qu'il n'avait prévu.

Avec la même périodicité, le rêve revint pendant les deux mois suivants : au bout de trois mois, la page de l'année comportait à peu près autant de coches rouges que celle de l'année précédente. Querlin jugea urgent de prendre des mesures. Il acquit un agenda plus épais, qui lui permettrait de monter jusqu'à 150 événements par an. Il y recopia, toujours à l'encre rouge, les traits inscrits sur l'agenda précédent.

Sa maîtresse était revenue d'Afrique. Il la revit sans le plaisir qu'il attendait de ces retrouvailles. Il était à son égard dans une grande perplexité. Si le rêve comptait, la prudence imposait évidemment de la quitter, pour éviter, par le cumul des actes oniriques et des rapports avec elle, une approche vraiment trop précipitée du terme. Mais si le rêve ne comptait pas, l'interruption de sa relation aurait pour résultat de prolonger de façon indéfinie la durée de sa survie : il se voyait mal, pourvu, au bout de trente ans, d'une petite centaine de coches sur son agenda, condamné à attendre jusqu'à la nuit des temps l'accomplissement d'un impossible contrat.

Ce fut elle qui résolut le problème. Non sans avoir accueilli ses hommages, à vrai dire dépourvus de conviction, elle lui annonça qu'elle quittait simultanément amant et mari pour vivre avec un jeune diplomate africain : il prenait possession de son nouveau poste d'Ambassadeur au Mexique, et elle le rejoignait le lendemain. " Avec lui, je n'aurai pas de problème métaphysique. Car, je te connais bien: tu te poses des questions, comment dirai-je ? existentielles, n'est-ce pas ? Tu ne veux pas m'expliquer ? C'est vraiment le moment : nous ne nous reverrons jamais plus ". Il hésita un instant, mais finit par renoncer, par crainte de ne pas se faire complètement comprendre. Il se contenta d'alléguer des soucis professionnels. Elle ne le crut pas.

Par coquetterie, Querlin s'imposa, pendant les mois qui suivirent, deux fugitives aventures avec de vagues relations de travail. L'essentiel des coches rouges sur l'agenda venait du renouvellement du rêve, au rythme inchangé de dix événements par mois.

*

Le 273ème événement survint sous la forme du rêve de la jeune fille brune. Querlin l'accueillit avec le même plaisir qu'à l'ordinaire. À son réveil, il cocha la 273ëme case de son agenda. Il l'archiva ensuite dans un dossier intitulé " Problèmes résolus ". De toute façon, il n'aurait plus à l'utiliser.

Il passa la journée comme d'habitude : quelques rendez-vous professionnels, un déjeuner au restaurant avec un éditeur, deux brefs déplacements en voiture. Il voyait arriver avec satisfaction la fin de la journée, et commençait à réfléchir à la lettre qu'il enverrait au sage de Bobo-Dioulasso pour lui réclamer les honoraires versés : " Pour une fois, le sable du fleuve sacré s'est trompé : le nombre qu'il m'a révélé n'a pas eu l'effet escompté".

Il regarda une émission sur le génocide d'Arménie jusque tard dans la nuit. Après quoi, à son habitude, il se prépara un bain très chaud. En sortant de la baignoire, il glissa sur le carrelage trempé. Dans un geste involontaire pour arrêter sa chute, il crispa sa main gauche encore ruisselante sur la prise multiple qui alimentait rasoir et sèche-cheveux.

Pendant les quelques instants de survie consciente qu'il conserva, Querlin eut le temps de murmurer : Finalement, ça comptait.

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