Liralombre n°19, janvier 2000

 

Un dossier sur Toni Morrison

(dossier partiel)

 

 

 

 

 

Toni MORRISON

Plusieurs Cercles de Lecture -à la Bibliothèque de la Maison des Femmes et dans deux bibliothèques de la Maison des Hommes, de la Maison d’Arrêt de Fleury Mérogis, se sont plongés dans l’univers et dans l’écriture de Toni MORRISON. Une journée de Formation des détenus-bibliothécaires lui a été consacrée, avec le soutien de Madame Andrée Anne KEKIEH-DIKA, professeur de littérature américaine à la Faculté des Lettres du Mans. Les plus passionnés des lecteurs ont choisi des extraits, et tenté de dire leur expérience de lecture. Madame KEKIEH-DIKA nous a communiqué des textes que nous ne connaissions pas. Nous avons essayé d’en rassembler les éléments qui suivent, traces d’une lecture que beaucoup n’oublieront pas. La trace la plus durable restera le nom que s’est choisi l’une des bibliothèque ,-celle du D1 : Bibliothèque Toni MORRISON.

Note biographique :

Le 18 février 1931 naît Chloe Anthony Wofford dans la ville de Lorain (Ohio). Elle devient Toni Morrison après son mariage, en 1958, avec Harold Morrison, dont elle divorcera en 1964. Elle est mère de deux fils.

Toni Morrison commence sa carrière dans l’édition. De 1967 à 1984 elle est directrice de publication dans la prestigieuse maison d’édition Random House. En 1970 elle publie son premier roman The bluest eye - L’œil le plus bleu. Suivent six autres autres romans, qui ont tous été traduits en français. Enseignante à Suny Albany, Yale, Princeton, Toni Morrison est aussi critique littéraire ; elle a publié un certain nombre d’articles sur la pratique de la littérature. Elle est encore l’auteur d’une pièce de théâtre sur le lynchage, Dreaming Emmett, en 1986. Le prix Nobel de Littérature a couronné, en 1993 cet écrivain qui se définit comme écrivain et femme noire-américaine.

Éléments bibliographiques :

Œuvres de Toni MORRISON traduites en français

Romans, édités par Christian Bourgois :

Beloved, 1989, traductrices : Hortense CHABRIER et Sylviane RUE
Sula, 1992, traducteur : Pierre ALIEN
Jazz, 1993, traducteur : Pierre ALIEN
L’œil le plus bleu, 1994, traducteur : Jean GUILOINEAU
Tar Baby, 1996, traducteur : Jean GUILOINEAU
Le chant de Salomon, 1996, traducteur : Jean GUILOINEAU
Paradis, 1998, traducteur : Jean GUILOINEAU

Ouvrages critiques :

Jouer dans le noir : blancheur et imagination littéraire, traduit de Playing in the dark, Bourgois, 1993
Discours de Stockholm, Bourgois, 1994

Ouvrages français sur Toni Morrison :

Geneviève FABRE éd., Toni Morrison, profils américains, Montpellier, Paul Valéry, 1990
Claudine RAYNAUD, Toni Morrison, l’esthétique de la survie, Belin, 1996

Lecture des œuvres de Toni Morrison

Au fil de la lecture

Toni Morrison : une histoire d’amour

Toni Morrison et moi sommes indéfectiblement liés ; quelque chose de plus fort que l’amour : l’irrésistible attente du nouveau roman !

Pourtant ce ne fut pas aussi simple : dérouté par son style très souvent basé sur les flash-back qui vous oblige à réfléchir, qui vous oblige même à tout relire : à ces moments-là vous vous laissez bercer par sa phrase ; ce rythme, cette musique négro-spiritual, jazzie des années 1920. Ceux qui connaissent le jazz savent ce qu’est un accord de sixte : totalement dissonant écouté hors de son texte mélodique, mais tellement sublime pour les liaisons harmoniques. Toni Morrison est ceci : un accord dissonant indispensable à la musique.

Chacun de ses livres retrace un fait divers, assené dès les premières pages. Vous n’avez plus alors qu’une hâte : pourquoi ? Et ce prestidigitateur qu’est l’auteur vous délivre la vérité à doses homéopathiques qui permettent d’accepter l’inacceptable.

L’œuvre de Toni Morrison est elle même une histoire d’amour : amour de ses ancêtres esclaves dont on a voulu oublier l’existence, amour de ses compatriotes, amour des enfants toujours mêlés à ses histoires, et amour de la belle écriture. L’amour, comme le malheur, ne sont-ils pas le ferment de l’écriture poétique ? Ses romans sont aussi poésie. Mais l’auteur n’oublie pas de vous insuffler ses idées, ses convictions ; jusque dans l’horreur ; par la magie de ses mots, elle vous entraîne à sa suite dans la découverte de l’homme, dans son enfer, où la haine est proche du véritable amour.

Lucien A. D4.

Le chant de Salomon

Ce livre nous parle de retour aux racines : le retour aux racines d’un jeune adolescent Macon Mort, dit Milkman, Le laitier, parce qu’il a été nourri au sein très tard. Il s’agit d’une époque précise, il s’agit aussi de l’errance du peuple Noir depuis la nuit des temps. Cette errance a de multiples raisons : l’esclavage, les guerres, des raisons économiques, politiques, la partition des différents pays par les colonisateurs .

Dans sa quête, Laitier fait des découvertes. L’amour non partagé peut être dangereux : il est poursuivi par Agar, sa cousine ; ne pouvant assassiner Macon, elle se suicide. L’amitié cède souvent le pas à l’intérêt : son ami intime Guitar lui promet la mort s’il essaye de s’approprier l’or de sa tante Pilate. Chaque famille a des cadavres dans le placard, et, en toute honnêteté, chacun pense avoir les meilleures raisons. Pour Macon tout s’enclanche un soir à table. Son père gifle sa femme, et avant que son bras ne retombe, il est aussitôt giflé par son fils qui se retire dans sa chambre. Pour se justifier, il vient lui dire :

" Tu es grand et fort maintenant, mais la taille est loin de suffire à faire un homme . Pour être un homme il faut affronter la vérité pour de bon. Si tu te mets en tête de lever la main sur ton père, il vaudrait mieux mettre un peu de compréhension dans ton poing. Mon beau-père ne m’a jamais aimé et il a tout fait pour me séparer de ta mère. Quand il mourut, ta mère ne trouva mieux à faire que de se coucher nue à côté du cadavre de son père et à lui lécher les doigts. Je ne dis pas qu’ils avaient des rapports, mais au vu de ce qu’elle faisait au mort, on peut se demander ce qu’elle avait pu lui faire, vivant… Je regrette qu’elle m’ait dissuadé de le tuer. "

Madame MACON, elle, justifie son attitude vis-à-vis de son mari parce qu’il avait demandé à Ruth d’avorter quand elle attendait  le Laitier , et qu’il avait tué son beau-père en jetant ses médicaments. Toni Morrison nous plonge dans l’horreur, toujours graduée de façon croissante, mais avec calme et simplement dite. Cette horreur ne nous choque pas, elle nous semble proche et quotidienne, sans perversion ni voyeurisme.

Le chant de Salomon est une comptine qui a traversé le temps :

Jake le seul fils de Salomon
Viens Bouba Yalle, viens Bouba Tambi
Tourbillonna et toucha le soleil
Viens Konka Yalle, viens Konka Yalle

Ce premier couplet de la comptine nous parle de l’envol de Salomon, père de Jake, arrière grand-père du Laitier.

Laissa un bébé chez un homme blanc
Viens Bouba Yalle, viens Bouba Tambi
Heddi l’emmena chez un homme rouge
Viens Konka Yalle, viens Konka Tambi

Nous retrouvons dans cette comptine des mots – Yoruba et Kikongo –, d’idiomes parlés en Afrique Centrale (Nigeria et Congo-Zaïre actuels), enrichis de mots grecs, ce qui nous montre la puissance de la mémoire collective. Retrouver ses origines, signifie pour Macon, à la manière des griots africains : recueillir cette mémoire collective pour comprendre l’histoire de sa famille.

Le chant de Salomon est bourré de mythes : le livre s’ouvre sur l’envol de l’agent d’assurances , suivi de l’envol de Jake, et se referme sur l’envol du Laitier. Le désir de voler est une forme de renonciation, de voyage, d’errance ; on y sacrifie toujours quelque chose ; Jake l’arrière grand-père, ce sont ses enfants qu’il laisse en s’envolant.

Le chant de Salomon nous parle aussi des rencontres exceptionnelles dans la vie. Ici, celle des Indiens avec des Noirs, le génocide des Indiens renvoyant à celui des Noirs. Le chant de Salomon est une histoire de Noirs parce que l’auteur est Noire. Le même thème pourrait être repris par tous les opprimés, et devenir une histoire arménienne, palestinienne, chinoise etc.

Le chant de Salomon est peut-être ainsi, en fin de compte, une invite à s’ouvrir aux autres et à se juger sans complaisance.
Le lecteur idéal doit n’avoir recours qu’à son imagination.

À lire sans modération.

Mathias P., Cameroun.

Extrait choisi par le Cercle de lecture du D1 :

" À ce moment-là il entendit de la musique. Elles chantaient. Toutes ensemble. Pilate, Reba, et la fille de Reba, Agar.
[ ...]
Il n’y avait pas d’éclairage public dans cette partie de la ville ; seule la lune montrait le chemin à un piéton. Macon continua sa route en résistant du mieux qu’il put au bruit des voix qui le suivaient. Il arrivait à une portion de la rue où la musique ne pouvait pas le suivre, quand il vit, comme une scène sur une carte postale, l’image de l’endroit où il se rendait sa propre maison ; son épouse au dos étroit et ferme ; ses filles desséchées par les années passées à se languir ; son fils à qui il ne pouvait parler que si ses mots contenaient une nuance d’ordre ou de critique, " Bonjour, papa " - " Bonjour, mon petit, remets ta chemise dans ton pantalon " -" J’ai trouvé un oiseau mort, papa " - " Ne rapporte pas cette saleté à la maison ". Il n’y avait pas de musique chez lui et ce soir il voulait un peu de musique...

Il revint lentement sur ses pas, vers la maison de Pilate. Elles chantaient une mélodie que dirigeait Pilate. Une phrase que les deux autres reprenaient et sur laquelle elles s’appuyaient. Son puissant contralto, le soprano perçant de Reba en contrepoint, et la voix douce de la petite Agar, qui devait avoir dix ou onze ans aujourd’hui, l’attirèrent comme un aimant attire des clous.

Macon s’abandonna à la musique et s’approcha encore. Il ne voulait ni parler ni espionner, seulement écouter et les voir, toutes les trois, la source de cette musique qui lui faisait penser à des champs, à des dindes sauvages et à du calicot .
[...]
Alors que Macon s’attendrissait sous le poids des souvenirs et de la musique, la chanson s’arrêta. Tout était calme et pourtant Macon ne pouvait s’en aller. "

p. 46-49.

Autres extraits choisis par le Cercle de lecture du D1 :

" Une femme tout habillée sortit de l’eau. À peine si elle atteignit la rive du ruisseau avant de s’écrouler au sec, accotée au tronc d’un mûrier. Toute la journée et toute la nuit, elle resta là, la tête appuyée contre l’écorce et suffisamment abandonnée pour casser le bord de son chapeau de paille. Tout lui faisait mal, mais surtout les poumons. Ruisselante et la respiration courte, elle passa des heures à tenter de venir à bout du poids de ses paupières. La brise du jour sécha sa robe ; le vent nocturne la chiffonna. Personne ne la vit émerger de l’onde, ni ne passa par hasard. Quelqu’un l’eût-il vue qu’il eût probablement hésité avant de s’approcher d’elle. Non parce qu’elle était mouillée, ou sommeillait, ou faisait comme un bruit d’asthmatique, mais parce que malgré tout, elle souriait. Il lui fallut toute la matinée du lendemain pour se soulever de terre et se frayer un chemin à travers les bois, passer devant un temple de buis géant, traverser le champ et arriver jusqu'à la cour de la maison gris ardoise. De nouveau épuisée, elle s’assit au premier endroit commode, – une souche – non loin des marches du 124.
[ ... ]
Elle avait une peau d’enfant, lisse et sans ride, y compris les articulations de ses mains.

Vers la fin de l’après-midi, la femme s’était de nouveau endormie. Les rayons du soleil la frappaient en plein visage, de sorte que, quand Sethe, Denver et Paul D. débouchèrent au tournant de la route, tout ce qu’ils virent fut une robe noire, deux chaussures délacées au-dessus de l’ourlet, et pas d’Ici-Couché en vue.

– Regardez, dit Denver, Qu’est-ce que c’est ?

Et, pour une raison inexplicable sur le moment, dès que Sethe fut assez près pour voir le visage de la dormeuse, sa vessie se trouva pleine à craquer. Elle fit : "Oh ! excusez-moi" et courut derrière le 124, juste devant la porte, elle dut trousser ses jupes et évacuer des flots intarissables. Comme un cheval, se dit-elle. Mais tandis que cela continuait, encore et toujours, elle pensa, non, plutôt comme lorsqu’elle avait inondé la barque, à la naissance de Denver. Il n’avait pas plus été possible d’empêcher le liquide de ruisseler d’une poche des eaux qui se rompt que d’arrêter ce torrent-là, maintenant.
[ ... ]

– On peut savoir votre nom ? demanda Paul D.

– Beloved, répondit-elle. Beloved.

Et sa voix était si basse et si rauque qu’ils s’entre-regardèrent. Ils entendirent la voix d’abord, le nom ensuite. "

p.76-78.

" [...]

Je suis Beloved et elle est à moi. Sethe est celle qui cueillait des fleurs, des fleurs aux pétales jaunes là-bas, avant les recroquevillés... Elle allait me sourire quand les hommes sans peau sont venus et nous ont remonté à la lumière du soleil en même temps que les morts, et qu’ils les ont balancés dans la mer... Sethe est le visage que j’ai perdu et que j’ai retrouvé dans l’eau sous le pont... mais j’ai trouvé la maison dont elle m’avait parlé tout bas et elle était là, et enfin elle souriait. C’est bien, mais je ne veux pas la perdre encore... Elle me sourit et c’est mon propre visage qui sourit. Je ne la perdrai plus. Elle est à moi.

[...]

Beloved.
Tu es ma sœur.
Tu es ma fille.
Tu es mon visage ; tu es moi .
Je t’ai retrouvée ; tu es venue vers moi.
Tu es ma bien aimée.
Tu es à moi.
Tu es à moi.
Tu es à moi.

Tu es mon visage ; je suis toi. Pourquoi m’as-tu quittée, moi qui suis toi ?
Je ne te quitterai plus jamais.
Ne me quitte plus jamais.
Tu es entrée dans l’eau.
J’ai bu ton sang.
Je t’ai apporté ton lait.
Tu as oublié de sourire.
Je t’aimais.
Tu m’as fait mal.
Tu es revenue vers moi. Tu m’as quittée.

Je t’ai attendue.
Tu es à moi.
Tu es à moi.
Tu es à moi. "

p. 300-303.

" Il y a une solitude que l’on peut bercer. Bras croisés, genoux remontés, on se tient, on se cramponne, et ce mouvement, à la différence de celui d’un bateau, apaise et contient l’esseulé qui se berce. C’est une solitude intérieure, qui enveloppe étroitement comme une peau. Puis il y a une solitude vagabonde, indépendante. Celle-là, sèche et envahissante, fait que le bruit de son propre pas semble venir de quelque endroit lointain.

Tout le monde savait comment on l’appelait, mais personne, nulle part, ne connaissait son nom. Volontairement oubliée, ne comptant plus pour rien, elle ne peut être perdue puisque personne ne la cherche, et le ferait-on qu’on ne pourrait l’appeler, ne sachant pas son nom. Elle revendique, mais n’est pas revendiquée. A l’endroit où s’écarte l’herbe haute, la fille qui attendait d’être aimée et de pleurer de confusion explose en menus fragments, pour que le rire masticateur l’engloutisse toute plus aisément.

Ce n’était pas une histoire à faire circuler.

Ils l’oublièrent comme un mauvais rêve.

[...]

Ce n’était pas une histoire à faire circuler.

Donc ils l’oublièrent. Comme une rêve désagréable au cours d’un sommeil troublé.

[...]

Là-bas, le long de la rivière derrière le 124, les empreintes de ses pas apparaissent et disparaissent, apparaissent et disparaissent. Elles sont tellement familières ! Qu’un enfant, un adulte y place ses pieds, elles lui vont. Qu’il les en retirent, elles disparaissent à nouveau, comme si personne jamais n’avait marché là.

Peu à peu, toute trace a disparu et ce qui est oublié, ce ne sont pas seulement les empreintes de pas, mais aussi l’eau et ce qu’il y a là-bas au fond. Le reste n’est que temps qu’il fait. Non pas le souffle des oubliés et de ceux qui ne comptent plus, mais vent dans le chéneau ou glace de printemps qui fond trop vite. Juste affaire de temps qu’il fait. Certes pas la revendication d’un baiser.

Beloved. "

p. 378-380, fin du roman.

Extraits choisis par Lucien

Pourquoi ces extraits ? J’ai voulu montrer l’humour de l’auteur. J’ai voulu rester flou dans ces extraits pour laisser planer l’indécision et montrer son art du non-dit. Je n’aurais voulu déflorer le sujet en voulant donner un aperçu du contenu de chaque roman. J’ai plutôt essayé que chaque lecteur puisse se rendre compte par lui-même de la nébuleuse dans laquelle nous voyageons, de l’art poétique  et d’une certaine pensée philosophique de l’auteur.

Sula 

" [...] autrement la douleur lui échapperait, même si le rire faisait partie de la douleur. "

p. 12.

" [...] "une jambe de négresse vaudrait 1.000 $ pièce ?" comme s’il pouvait comprendre cette somme pour une paire... mais une seule ! "

p. 39.

" [...] Et quand Eva qui n’avait jamais été femme à dissimuler les fautes de ses enfants, avait raconté ce qu’elle croyait avoir vu à quelques amies, celles-ci lui dirent que c’était normal. Sula avait été probablement été pétrifiée, comme n’importe qui voyant sa mère brûler vive. Eva acquiesça, mais resta convaincue, au fond d’elle-même, que Sula avait regardé sa mère brûler, non parce qu’elle était paralysée, mais parce qu’elle trouvait ça intéressant. "

p. 83.

" [...] "Sula", murmura-t-elle en regardant la cime des arbres. "Sula !" Les feuilles frissonnèrent ; la boue remua ; il y eut une odeur de verdure trop mûre. Une petite boule de fourrure s’émietta et s’envola dans la brise comme des graines de pissenlit.

Tout ce temps, tout ce temps j’ai cru que c’était Jude qui me manquait... C’était un beau cri long et fort- mais il n’avait pas de fond ni de hauteur, que les cercles sans fin de la douleur. "

p. 189.

Tar baby

" Les nuages s’entre-regardèrent, puis se dispersèrent dans la confusion. Les poissons entendirent le galop de leurs sabots aller porter la nouvelle de la rivière à la tête perdue jusqu’au sommet des collines et des cimes des oléaires géants. Mais il était trop tard. Les hommes avaient grignoté les oléaires jusqu’à ce que, les yeux fous, dans un cri, ils se fendirent en deux pour choir sur le sol. Dans l’énorme silence qui suivit leur chute, les orchidées descendirent en spirale pour les rejoindre. "

p. 18.

" Tuer ne demande pas de culot. Ça demande le contraire, pas de culot du tout.

– Vous me faites pitié ; vous savez, je trouve que vous devriez être en prison. Comme ça vous pourrez cesser de contempler la mer avec l’air pitoyable, tout en pensant aux méchancetés que la vie vous a faites.

Il lui jeta un bref regard, comme si elle le distrayait d’une tâche essentielle : regarder la mer.

– Excusez-moi, murmura-t-il, je ne l’ai pas fait exprès. Je ne pensais pas à moi, mais à la personne que j’ai tuée. Et ça, c’est vraiment lamentable. "

p. 166.

" Bon, n’essayez pas de la voir. Essayez d’être elle. Aimeriez-vous savoir ce que ça fait d’en être une ? D’être une étoile ?

– Une étoile de cinéma ?

– Non, une étoile-étoile. Dans le ciel. Gardez les yeux fermés, pensez à ce que cela fait d’en être une. "

Il se rapprocha d’elle et lui baisa l’épaule. "Imaginez-vous dans ce noir, toute seule dans le ciel, la nuit. Personne autour de vous. Vous êtes toute seule, juste à briller là-haut. Vous savez comment une étoile est supposée clignoter. On dit clignoter parce que c’est l’effet que ça donne, mais quand une étoile se sent bien en accord avec elle, ce n’est pas un clignotement, c’est plutôt une palpitation. Encore, encore, et toujours. Comme ceci. Les étoiles palpitent, palpitent, palpitent, et quelquefois, quand elles ne veulent plus palpiter, quand elles n’en ont plus la force, elles tombent du ciel." "

p. 203.

Jazz

" J’ai vécu longtemps, peut-être trop, à l’intérieur de ma tête. Des gens disent que je devrais sortir plus. Me mélanger. "

p. 17.

" Elle veut dire qu’on ne peut rien y faire, mais c’était quelque chose. Peu de chose, mais ennuyeux. Comme la fois où mademoiselle Haywood lui a demandé à quelle heure elle pouvait venir coiffer sa petite fille et Violette lui a dit : " À deux heures si le corbillard ne barre pas le chemin. "

p. 34.

" La mort dont mourait True Belle avait pris onze ans, assez longtemps pour sauver Rose, l’enterrer, voir le maïs revenir quatre fois, coudre quatre édredons, treize chemises et remplir la tête de Violette avec des histoires sur la dame blanche et la lumière de leurs vies à toutes les deux, un beau jeune homme qui s’appelait, pour des raisons évidentes, Golden Gray. "

p.155-156.

Les hommes des bois, blancs ou noirs, les gens de la campagne, étaient libres d’entrer dans une cabane, un abri de chasseur. De prendre ce qu’il leur fallait, laisser ce qu’ils pouvaient. Il y avait des relais et tout le monde, n’importe qui, pouvait avoir besoin de venir s’y abriter. Mais personne, personne, ne buvait l’alcool de quelqu’un, chez lui, sauf s’il le connaissait vraiment très bien. "

p.188.

" Mais je ne peux pas le dire tout haut ; je ne peux dire à personne que j’ai attendu ça toute ma vie et que j’avais été choisie pour attendre est ce qui m’a permis de le faire. Si je pouvais je le dirais. Dirais : fais-moi, refais-moi. Tu es libre de le faire et je suis libre de te laisser parce que je regarde. Regarde où sont tes mains. Maintenant. "

p. 249.

Lecture de Beloved

Beloved m’a captivé. J’ai eu l’impression d’être en face d’un peintre dont les pinceaux sont sa plume et les couleurs, les mots. Elle souffle sur les mots. On a dit qu’elle " susure " ses phrases, elle ne les " dit " pas ; pour elle, les " non-dits " sont plus importants que les choses dites. Ce qui m’a le plus marqué, c’est cette façon de faire surgir les choses du néant avec une musique poétique : pour dire quelque chose elle commence par énumérer les contraires, au fur et à mesure la liste des contraire s’allonge, et commence à paraître à l’horizon en pointant sa tête comme une naissance, ce pour quoi elle a allongé toute cette liste.

" Aucun des deux garçons n’attendit d’en voir davantage : plus de chaudronnée de pois chiches renversée toute fumante sur le plancher ; plus de biscuits secs écrasés et émiettés en ligne contre la porte. Non, ils n’attendirent pas non plus l’une des périodes de répit : ces semaines, voire ces mois où tout était calme. Chacun d’eux s’enfuit dans l’instant, au moment même où la maison commit l’ultime outrage dont il leur sembla impossible d’être les témoins passifs une seconde fois. "

p.11.

Beloved commence par " Beloved " et finit par " Beloved ". À la première page, Beloved est présente au 124 sous forme de fantôme. Elle apparaît ensuite, sous une autre forme, réincarnée, habillée, chaussée avec des chaussures neuves, non usées. Pour une personne qui a marché très longtemps à travers champs, cela étonne Paul D. Mais elle finira par partir en courant nue à travers le bois, chassée par toute la communauté. Et elle repart toute nue, dépouillée de tout cet habillage, pour retourner à son état premier de fantôme de mort. Mais rien ne sera plus comme avant.

Les personnages figurent une sorte de triangle : Dès la première page, les deux garçons qui formaient avec Denvers les 3 enfants de la famille, s’en vont. Ils quittent le 124, laissant leur mère Sethe se débrouiller toute seule avec son fantôme. Il reste donc au 124 Sethe, Denvers, et Baby Suggs, trois femmes. Mais lorsque Baby Suggs meurt, Paul D. vient pour reformer le trio avec Sethe et Denvers. Lorsque Beloved arrive, elle n’a de cesse de chasser Paul D. qui est de trop : elle veut rester avec Sethe ete Denvers, ce qu’elle réussit parfaitement bien en le déménageant de pièce en pièce jusqu'à ce qu’il quitte le 124. Elle aurait pu chasser Denvers aussi. Mais on a l’impression que Denvers ne la dérange pas. Elle est revenue demander des comptes à Sethe et, pour cela, elle a besoin d’être seule avec elle, en tête à tête. Dans ce règlement de comptes, il n’y a pas de méchanceté, ni de haine, mais de l’amour. Elle est revenue se nourrir de l’amour maternel qui lui manquait. Sous jacente, la question : Pourquoi m’as-tu tuée ? Est-ce parce que tu ne m’aimais pas ? Et si tu ne m’aimes pas, pourquoi ne m’aimes-tu pas, alors que moi, je t’aime.

La question rejoint la conscience universelle : une mère peut-elle tuer sa fille ? Sethe a fait 10 ans de prison en compagnie de Denvers, sans que l’on sache trop si c’est à cause de l’infanticide ou de la fuite du domaine de son maître, Mademoiselle Garner. En réalité il s’agissait d’épargner à ce qu’elle avait de plus cher sur cette terre les conditions de l’esclavage, l’humiliation et la souffrance. De quel droit un homme peut-il faire souffrir et tuer un autre homme ? Ainsi posée ce n’est plus aux parents responsables d’infanticide que s’adresse la question. Non, elle s’adresse aux maîtres des domaines et des esclaves qui ont commis des exactions telles que la mort paraissait la seule issue salvatrice.

Ismaël, D1.

On ouvre le livre, on entre dans le jour, on traverse le temps, puis on ouvre la porte à celle qui appelle.

Le temps s’arrête, le décor s’installe, les paysages se dessinent, maisons de bois, elles sont toutes pareilles. Il n’y a pas une maison dans ce pays qui n’est pas bourrée jusqu’aux combles des chagrins d’un nègre mort- Pourquoi le " 124 " ?

Le froid vous cingle ou la chaleur vous colle, les chiens et les hommes sont enchaînés. Drôle d’époque. On découvre la souffrance, la lassitude, la perte de goût, on vous prend toutes vos forces, on y mange la mort. Les personnages surgissent pour conter l’histoire de toutes les choses, et chanter leurs désespoirs. Sethe, à un moment donné de son existence, perd la maîtrise de sa vie pour n’être gouvernée que par le destin ; son dialogue est celui des vivants avec les morts. Elle parle de sa vie, des enfants, sa chair. Elle s’excuse, il faut la comprendre, elle a eu le courage – pour toi les dents de cette scie sous le menton- Elle a tué son bébé, l’a sauvée de la vie car elle, elle savait : tout blanc avait le droit de se saisir de toute votre personne ... pas seulement pour vous faire travailler, vous tuer ou vous mutiler, mais pour vous salir. Vous salir si gravement qu’il vous serait à jamais impossible de vous aimer.

Beloved : elle revient... Pourquoi... Que veut-elle ? Elle est venue de nulle part, fantomatique, elle veut traduire la persistance de la conscience, les racines de l’amour. Elle reprend sa place, elle réclame cet amour, que tout enfant espère. Elle persécute, tourmente, lui fait souffrir sa mort. Beloved dévorait sa vie, la prenait, s’en gonflait sans un murmure. Puis une déchirure du ciel, un souffle de vent, elle a cessé d’être là.

Baby Suggs : elle avait réussi, elle était libre, elle, l’arche de Noé, au prix de son corps déglingué. Elle se trémoussait en marchant comme un chien à trois pattes. Elle prêche, invoque au ciel ; aux hommes : que vos femmes et vos enfants vous voient danser ; aux femmes : pleurez, leur disait elle, pour les vivants et pour les morts. Puis vient le moment où, dans un silence, elle s’assoupit pour l’éternité.

Paul D : un courant passe dans la langue, l’écume aux commissures des lèvres, la pièce métallique dans la bouche, qui déchire, la soif qui vous tenaille, les journées interminables, le repos englué dans la boîte de bois et de fer : la plus grande imposture du monde, c’est quand la vie n’a plus de sens, plus de repère, et que l’âme est éparpillée. Puis, la fuite de l’enfer vers le jardin d’Éden. Si Dieu guide ses brebis, il guidera bien un pauvre nègre. Il n’avait rien, mais il avait la foi dans la vie. Retour à l’amante délaissée, par amour il a cru fléchir sa rigueur, mais la découverte de la vérité a brisé le souffle de son espérance. Comment lutter contre cette jeune femme indésirable, menaçante, aux cheveux ondés ? Où trouver la paix ? Je reviens, mon amour, vaincre la mort.

Denver : au " 124 " elle vivait, fleur solitaire, bercée par l’amour des femmes. Subitement apparaît l’autre, forme légère comme un souffle de vent. Que vient-elle faire ? Après une déchirure de lumière et d’amour, l’ange se métamorphose pour détruire l’arbre de sa vie. Il faut exorciser. Ne lui faites pas mal, car elle est sœur de mon âme, son beau nom restera dans ma mémoire.

Payé – Acquitté : ce marginal avait tout vu, enfin ce qu’il croyait, exception faite du " 124 ". Il voit le monde comme il souhaiterait que les choses se produisent réellement.

N°6 : frère de souffrance de Paul D. Il fuit avec sa femme aux cinquante kilomètres et sa semence. Repris, attaché, il entendit : Celui-ci ne fera jamais l’affaire. Un seul claquement couvrira le crépitement des flammes. Il n’entendit plus les paroles de blanc qui eut été dupe pour acheter un nègre chantant muni d’un fusil qui criait n°7, n°7... ?

Ella : objet vendu Elle avait vécu sa puberté dans une maison où se la partageaient un père et son fils, qu’elle appelait la lie de la terre, et à l’âme des quels elle mesura toutes les atrocités. Meurtres, enlèvements, viols. De Sethe on ne pouvait accepter l’inacceptable. Une procession de femmes, elles impllorent, elles triomphent.

Là-bas, la fille s’évanouit dans " l’eau de là ".

Bernard D1.

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