P
Jacques Durandeaux

La mort d'Alexandre

 

 


présentation
extraits

 

 

 

 

 

 

 

Présentation

Histoires imaginées, arguments qui pourraient s’écrire mais ne s’écrivent pas, notes furtives comme le carnet de croquis d’un peintre qui va et vient parmi les hommes, le monde et les choses ; traces de ce qui risque d’être oublié. Des mots pour sertir un mot, un souvenir, un visage, un événement ; un fragment de dialogue pour dire ces choses de l’âme et entendre ce qu’on dit d’autre que ce qu’on dit quand on dit ce qu’on dit. Séquences glanées, vies rencontrées quelque temps avant que les itinéraires se séparent. Ces morts que nous avons aimés ne vivent plus que par nos mots avant qu’à notre tour nous soyons ensevelis par le présent du monde bref et volatile. Le texte est une liaison érotique mais certainement pas obscène avec ce qui nous à fait vibrer. Cette matière-émotion est le détonateur du geste d’écrire : des êtres rencontrés dans la rue, dans un restaurant à une table voisine, dont tout à coup on imagine l’histoire. Histoire possible ? On n’en saura jamais rien. On laisse aller l’imaginaire : cela donne des sujets de nouvelles ou de romans, de pièces de théâtre ou de films ; des portraits s’élaborent ; on se met à penser à quelqu'un qu’on a connu ; cela ressuscite des flashes qui nous font rire ou nous émeuvent : « Ah ! Tu te rappelles ! À tel endroit, c’était en telle année ? »
L’imaginaire, feu d’artifice, source d’émerveillement, moteur de nos terreurs et de nos angoisses, tombeau de nos espérances déçues, de nos illusions, laboratoire de nos créations, cimetière de nos chagrins, source de nos malheurs, mausolée de nos amours, mêlant le passé et le présent, le possible et l’impossible.

retour au sommaire

 

 

 

Extraits

Psychanalyse

Lucinde se rend à son premier rendez-vous avec un psychanalyste. Elle se trompe d'étage et arrive chez un monsieur dans la cinquantaine qui la reçoit poliment, l'écoute. Un détail de l’expression du visage lui fait penser qu’il prend congé. Elle se lève ; il se lève. Elle n’ose lui poser aucune question quant aux honoraires pensant que ce serait indélicat mais elle a préparé ce qu’elle croit être par ouï-dire le tarif d’une séance, qu’elle sort discrè-tement de son sac et pose furtivement sur le coin de la table. Il semble ne pas voir. Elle le trouve vraiment très délicat. Elle propose de revenir et suggère :

– Mardi, à 17 h ?

Il ne dit rien et la reconduit vers la porte, lui tend la main en souriant.

Elle revient le mardi suivant, à 17 h. Le scénario est le même. Elle rythme ses séances à trois fois par se-maine, stabilise ses horaires. Au bout de trois semaines, elle dit vouloir s'allonger sur le divan pour continuer à parler. Il ne fait aucune objection. De temps en temps, il dit vaguement quelque chose. Elle le trouve génial. Elle est toujours surprise par ses remarques. Elle pose l'ar-gent sur la table lorsqu'elle s'en va. Les semaines pas-sent, les mois, les années. C'est une excellente analyse.

Quant à lui, il réfléchit.

 

* * *

 

La ¨corvée de bois¨

Il baisse la tête. Il ne dit rien, regarde le plancher, la tête appuyée sur ses deux mains, les coudes appuyés sur ses genoux.

Il sait.

Et surtout il ne pense à rien. Seuls les autres croient qu’il pense.
Dans un moment on ouvrira la porte de la carlingue et on le balancera.
Il est beau.
Il est jeune. Très jeune.

* * *

 

In memoriam

Il va au Père La Chaise pour l’incinération d’une amie musicienne. Il gare sa voiture près du crématorium. Il s’aperçoit qu’il y a plusieurs salles d’attente, proches les unes des autres. Des salles à mi-chemin entre le genre conférence et le genre chapelle. Il y a une grande salle-chapelle, qui fait très chapelle laïcisée, genre Panthéon miniature, et d’autres salles plus petites.

Où est-ce ? Ce doit être dans la grande chapelle. Ca-role était connue. Il doit y avoir du monde, et cette cha-pelle est pleine de monde. Mais ça l’intrigue pourtant qu’il y ait autant de monde que ça. Et puis ce genre de monde-là : ils sont tous un peu solennels, bien sapés, et elle connaissait beaucoup de marginaux, de gens insoli-tes, des anticonformistes du monde musical, et cela se voyait presque toujours dans leur manière de s’habiller. Il se dit : « Ce n’est pas possible : ce n’est pas son public, ce ne sont pas ses amis habituels ! »

Il scrute ces gens, notamment ceux qui sont dans les deux premiers rangs. Il ne reconnaît personne. Il a dû se tromper de salle, de chapelle. Mais les grandes portes de bronze ont été refermées. Il ne sait plus comment sortir. Si, là-bas dans le fond il y a une petite porte de service entrebâillée. Il se faufile et fait un peu de bruit. Heureu-sement on met de la musique, de la musique de circons-tance, très pompier. Non ! Ce n’est pas son enterrement : on ne mettrait pas cette musique-là pour elle ! Mais oui, il s’est trompé. Il va vers la petite porte entrebâillée pour se sauver. Des gens tournent la tête pour le regarder comme une incongruité. Il ne sait plus où se mettre mais continue, gêné, à aller vers la petite porte. Moins il veut être vu, plus il est maladroit, et plus on le regarde. Enfin la porte.
Il se retrouve dehors.

« Mais où est-ce ? »

Il erre. Personne pour renseigner. Il tourne par-ci, par-là. D’autres salles, plus petites ou très petites, confi-dentielles. Pas d’indications.
Enfin un panneau : des indications. Service de Carole Liévin salle n° 8.

« Salle n° 8 ! Où est-elle ? Là, c’est la salle n°5. Là c’est la 9. Bon sang, mais où est la 8 ? »

Il finit par trouver la salle 8 : il y a six ou sept per-sonnes. Il ne connaît que Sándor. Il parle à voix basse avec Sándor. Simple : ni propos de circonstances, ni arti-fices, ni fausse sérénité.
C’est long. Le service du crématorium s’obstine à mettre une petite musique de fond, un genre de musique qu’elle abhorrait.
Il sort un peu avec Sándor. Ciel d’hiver. La cheminée du crématorium crache une fumée foncée. Sándor lui dit en montrant cette fumée d’un geste de la main : « Ca-role ! »
Ils reviennent dans la petite salle.

C’est long, long. Après une heure, une heure et de-mie, on apporte une boîte. Ce sont les cendres de Carole.
Il dit au revoir aux uns et aux autres et s’en retourne à sa voiture sous les arbres dénudés, marchant parmi les feuilles mortes qui n’ont pas encore été balayées.

 

 

 

 

La mort d'Alexandre
de Jacques Durandeaux - 224 pages, 23 € - ã Panormitis

retour à la présentation générale des publications

retour à la page d'accueil