Liralombre n°19

 

 

Extraits

 

 

 

Mario Benedetti

Hombre preso que mira a su hijo

al "viejo hache"

Un prisonnier regarde son fils

(à la prison qu'on appelle "le vieux H") :

Cuando era como vos enceñaron los viejos
y también las maestras bondadosas y miopes
que libertad o muerte era una redundancia
a quién se le ocurría en un país
donde los presidentes andaban sin capangas

que la patria o la tumba era oltro pleonasmo
ya que la patria funcionaba bien
en las canchas y en los pastoreos

realmente botija no sabíian un corno
pobrecitos creían que libertad
era tan sólo una palabra aguda
que muerte era tan sólo grave o llana
y cárceles per suerte una palabra esdrújula

olvidaban poner el acento en el hombre

la culpa no era exactamente de ellos
sino de otros más duros y siniestros
y éstos sí
como nos ensartaron
en la limpia república verbal
como idealizaron
la vidurria de vacas y estancieros

y como nos vendieron un ejército
que tomaba su mate en los cuarteles
uno no siempre hace lo quiere
uno no siempre puede
por eso estoy aquí
mirándote y echándote
                de menos

por eso es que no puedo depeinarte el jopo
ni ayudarte con la tabla del nueve
ni acribillarte a pelotazos

vos ya sabés que tuve que elegir otros juegos
y que los jugué en serio

y jugué por ejemplo a los ladrones
y los ladrones eran policias
y jugué por ejemplo a la escondida
y si te descubrían te mataban
y jugué a la mancha
y era de sangre

botija aunque tengas pocos años
creo que hay que decirte la verdad
para que no la olvides

por eso no te oculto que me dieron picana
que casi me revientan los riñones

todas estas llagas hinchazones y heridas
que tus ojos redondos
miran hipnotizados
son durisimos golpes
son botas en la cara
demasiado dolor para que te lo oculte
demasiado suplicio para que se me borre

pero también es bueno que conozcas
que tu viejo calló
o puteó como un loco
que es una linda forma de callar
que tu viejo olvidó todos los números
(por eso no podría ayudarte en las tablas)
y por lo tanto todos los teléfonos

y las calles y el color de los ojos
y los cabellos y las cicatrices
y en qué esquina
en qué bar
qué parada
qué casa

y acordarse de vos
de tu carita
lo ayudaba a callar

una cosa es morirse de dolor
y otra cosa morirse de vergüenza

por eso ahora
me podés preguntar
y sobre todo
puedo yo responder

uno no siempre hace lo que quiere
pero tiene el derecho de no hacer
lo que no quiere

llorá nomás botija
      son macanas
que los hombres no lloran
aqui lloramos todos

gritamos berreamos moqueamos chillamos
      maldecimos
porque es mejor llorar que traicionar
porque es mejor llorar que traicionarse

llorá
      pero no olvides.

Quand j'avais ton âge les vieux m'ont appris,
les bonnes maîtresses myopes aussi,
que liberté et mort faisaient redondance
dans le vocabulaire d'un pays
où les présidents marchaient sans gorilles

et que dire patrie avec tombe
était un autre pléonasme
tant la patrie se portait bien
sur les stades et dans les herbages

ils ne comprenaient rien à rien, petit
pauvres d'eux, ils ne savaient de la liberté
que l'accent tonique sur le é
de muerte, qu'il faut insister
sur l'avant-dernière syllabe
de "détention" que l'exception
veut qu'on souligne la première
sur "homme" ils oubliaient l'accent

ce n'étaient pas les vrais coupables
d'autres plus durs, plus sinistres
nous ont roulés dans la farine
d'une république du verbe lisse
nous ont vanté la grande vie
des vaches et des éleveurs

et nous ont vendu une armée
prenant son maté dans les casernes
on ne fait pas toujours ce qu'on veut
on ne le peut pas toujours
voilà pourquoi je suis ici
qui te regarde et te regrette

voilà pourquoi je ne peux
ni t'ébouriffer les cheveux
ni t'aider dans la table de neuf
ni te bombarder de ballons

tu sais bien que j'ai dû choisir d'autres jeux
et que j'y ai joué pour de vrai

ainsi j'ai joué aux voleurs
mais les voleurs étaient des policiers
ainsi j'ai joué à cache-cache
mais qui te trouvait te tuait
et j'ai joué à chat perché
mais celui qu'on touchait saignait

petit, tu n'as que peu d'années
mais je te dois la vérité
pour que tu ne l'oublies pas
alors je ne te cacherai pas
qu'ils m'ont passé à la gégène
que mes reins sont près d’éclater

que toutes ces plaies, ces œdèmes, ces blessures
que regardent tes yeux ronds,
qu'ils regardent hypnotisés,
sont des coups si durs
des marques de botte au visage
trop de douleur pour te la cacher
trop de supplices pour oublier

mais il faut aussi que tu saches
que ton vieux n'a jamais parlé
ou les a insultés comme un fou
belle manière de ne pas parler
que ton vieux a oublié tous les chiffres
(pardon pour tes tables de multiplication)
et avec eux les numéros de téléphone

et les rues, la couleur des yeux
celle des cheveux, les cicatrices
et à quel coin de rue
quel bar
quel arrêt d'autobus
quelle maison

et le souvenir de toi
de ta petite bouille
l'a aidé à se taire

mourir de douleur est une chose
mourir de honte en est une autre

maintenant
tu pourras me poser des questions
et surtout
je pourrai y répondre

on ne fait pas toujours ce qu'on veut
mais on a le droit de ne pas faire
ce que l'on ne veut pas

pleure si tu veux, petit
      ce sont des foutaises
de dire que les hommes ne pleurent pas
ici, tous nous pleurons

crions, braillons, reniflons, hurlons
      maudissons
mieux vaut pleurer que trahir
mieux vaut pleurer que se trahir

pleure
      mais n'oublie pas.
 


Traduction de Christophe Rendu.
(Liralombre n°19, p.40-45.)



"La seule chose dont je demeurai bien convaincu, c'est que, soit qu'il y eût un Dieu, soit qu'il n'y en eût pas, cela ne devait rien changer à ma conduite, qui n'avait jamais eu besoin du culte : que la seule manière de l'honorer était d'être juste avec les autres hommes.

Lacenaire."
(Liralombre n°19, p. 48)



"
 Il n’est pas tragique pour moi de ne pas pouvoir expliquer (ou comprendre) le monde.

Francis Ponge."
(Liralombre n°19, p. 50)


" Ne jamais essayer d’arranger les choses.

Francis Ponge."
(Liralombre n°19, p. 50)

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