Liralombre n°20

 

sommaire

Le journal des odeurs : Michel ; un poème de Jacques Amar (surveillant, Fresnes)
Présentation de
Abdelkader Alloula ; expérience de théâtre à Fleury
Un atelier de lecture :
Robert Desnos
Un poète bengali :
Shamsur Rahman
Poèmes de Jimmy et de
Marie-Noëlle Toutain
Le cahier de citations :
Rousseau ; Flaubert ; ...
Une nouvelle de Boccace : Le basilic

 

 

extraits

 

 

Extrait du Journal de Michel

Lundi 20 juillet 1999 :

Une petite surprise m’attend. Ayant laissé bien en évidence la noix sur le dessus de l’écran de mon PC, il est indéniable que tous les yeux se posent dessus. C’est le cas de l’auxiliaire d’étage... et voici ce qu’il a écrit à ce sujet :

" L’enfant m’apporte deux noix qu’il a prises entre les oranges et les pommes pour que je les lui ouvre. J’en secoue une à son oreille.

–Tu entends l’oiseau ?

Il dit que oui, et c’est vrai qu’il passe des oiseaux dans ses yeux.

Je prends la seconde que j’agite pareillement et je lui dis que c’est le loup. Je l’ouvre et il rit : c’est la noix. Son rire tombe et roule tel une gaulée de noix, une gaulée de noix que nous mangeons ensemble et qui donne soif. On boit un coup, lui son gobelet d’eau pure, moi mon verre de vin. L’enfant a une tête de lune, de frêles épaules, des jambes grêles qui bousculent le cœur, et nos yeux font un pont.

Tout est simple comme le chat allongé au soleil du jardin. "

Hénao.

Étant donné que Marie Thérèse m’avait remis cette noix il y a quelques semaines et que je préfère la garder intacte, elle m’en a donné une deuxième.

Michel.

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Le passé se respire

Avec le temps qui passe on ne souvient bien mal

Les visages s’effacent et le doute s’installe

Sur tous ces souvenirs qui s’éloignent au large

Comme s’éloignent les rêves lorsque le jour se lève.

Comment était-il donc ce superbe visage ?

La mémoire visuelle tourne vite la page

Et quand avec les yeux le passé s’évapore

C’est avec les oreilles que l’on se remémore

On entend à nouveau le murmure d’une voix

Le clapotis de l’eau, tous ces bruits d’autrefois

Mais derrière les barreaux rien n’est vraiment pareil

Après la mort des yeux c’est la mort des oreilles

Alors que reste-t-il pour faire vivre le passé ?

Puisque avec le tactile pas la peine d’espérer

On ne touche du doigt que les objets présents

Jamais ceux d’autrefois, encore moins ceux d’antan.

Pourtant il est une chose qui ne s’oublie jamais

C’est le goût et l’odeur de nos bonheurs passés.

Au détour de nos vies, lorsque flotte dans l’air

Un parfum, une odeur qui nous est familière

La mémoire surgit sans hésitation

Offrant les souvenirs, tellement d’émotions

On ferme un peu les yeux sur un discret sourire

Et l’on pose en douceur sur tous ces souvenirs

Un souffle de bonheur ... alors on s’entend dire :

Incontestablement

Le passé se respire !

Jack Amar, surveillant, Fresnes

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L’association Abdelkader ALLOULA

Peu de temps après l’attentat mortel dont fut victime Abdelkader Alloula, s’est constituée à Paris une association portant le nom de dramaturge.

La motivation essentielle de cette initiative était la volonté que demeurent vivantes l’œuvre et l’action d’Alloula, la ferme volonté de parier sur l’avenir des valeurs d’humanisme qu’incarna l’homme et que son œuvre exprime de façon exemplaire.

L’association se donne trois objectifs : Premièrement, la tâche éditoriale de faire connaître son œuvre théâtrale : par des traductions (Les généreux, Actes-Sud Papiers, 1995, suivie d’autres publications), par la préparation d’une édition bilingue annotée des œuvres complètes, par la création d’un site Internet, dont l’accès est libre, et qui est régulièrement alimenté par toutes informations concernant cette action culturelle.

Le second objectif est la poursuite de l’œuvre sociale entreprise par Alloula, essentiellement la création et le développement d’une institution pour enfants cancéreux.

Le troisième objectif est de maintenir et d’honorer le souvenir d’Alloula : la première a été la publication d’un ouvrage collectif En mémoire du futur, pour Abdelkader Alloula.

L’association, enfin, publie un bulletin, El goual, Le diseur, à la disposition de toute demande.

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Robert Desnos

Rrose Sélavy

" Rrose Sélavy peut revêtir la bure du bagne, elle a une monture qui franchit les montagnes.

Ô mon crâne étoile de nacre qui s’étiole.

Le temps est un aigle agile dans un temple.

Au pays de Rrose Sélavy on aime les fous et les loups sans foi ni loi.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui vient manger son pain la nuit.

L’acte des sexes est l’axe des sectes.

Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ?

L’argot de Rrose Sélavy, n’est-ce pas l’art de transformer en cigognes les cygnes ?

Les lois de nos désirs sont des dés sans loisir.

Femmes ! faux chevaux sous vos cheveux de feu.

Le mystère est l’hystérie des mortes sous les orties.

Jeux de mots jets mous.

Aimable souvent est sable mouvant.

Plus que poli pour être honnête

Plus que poète pour être honni . "

Robert Desnos, Corps et biens, Œuvres, Gallimard, Quarto, 1999, p. 502-512.
Choix de Marie-Claire Dumas, juin 2000

 

Robert Desnos

Âge, voyages et paysages

Rien ne ressemble plus à l’inspiration

Que l’ivresse d’une matinée de printemps,

Que le désir d’une femme.

Ne plus être soi, être chacun.

Poser ses pieds sur terre avec agilité.

Savourer l’air qu’on respire.

Je chante ce soir non ce que nous devons combattre

Mais ce que nous devons défendre.

Les plaisirs de la vie.

Le vin qu’on boit avec ses camarades.

L’amour.

Le feu en hiver.

La rivière fraîche en été.

La viande et le pain de chaque repas.

Le refrain que l’on chante en marchant sur la route.

Le lit où l’on dort.

Le sommeil, sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.

Le loisir.

La liberté de changer de ciel.

Le sentiment de la dignité et beaucoup d’autres choses

dont on ose refuser la possession aux hommes.

J’aime et je chante le printemps fleuri

J’aime et je chante l’été avec ses fruits

J’aime et je chante la joie de vivre

J’aime et je chante l’été, saison dans laquelle je suis né.

Les portes battantes, 1938, Œuvres, Gallimard, Quarto, 1999, p. 809
choix de Jean-Marc :
" au milieu des propos légers, ces deux phrases graves sur ce que nous devons défendre et sur la dignité… ".

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Shamsur Rahman

Souhait

S’il me reste à vivre plus de quatre fois dix ans
j’écrirai

S’il me reste à vivre moins de deux fois dix ans
j’écrirai

S’il me reste à vivre une dizaine d’années
j’écrirai

S’il me reste à vivre entre deux et quatre ans
j’écrirai

S’il me reste à vivre une seule année
j’écrirai

S’il me reste à vivre le temps d’un mois
j’écrirai

S’il me reste à vivre encore un jour
j’écrirai.

traduit par Amirul Arham et Marc Verhaverbeke.

 

Shamsur Rahman

Pour t’obtenir, ô liberté

Pour t’obtenir, ô liberté,
combien de fois devrons-nous
nager dans une mer de sang ?
combien de fois devrons-nous passer par le feu de l’enfer ?
Pour que tu viennes, ô liberté,
la joie a été effacée de la vie de Sakina Bibi,
et Haridasi est devenue une veuve désespérée.
Pour que tu viennes, ô liberté,
les tanks vert-olive
ont traversé les rues des villes en faisant
des bruits comme des monstres.
Pour que tu viennes, ô liberté,
On a rasé les villages et les dortoirs d’étudiants,
les fusils ont tué plein de gens.
Pour que tu viennes, ô liberté,
un chien mécontent a aboyé longtemps
sur les ruines de la maison
de son maître dans une zone détruite.
Pour que tu viennes, ô liberté,
un enfant innocent a marché
sur les cadavres de ses parents.
Pour que tu viennes, ô liberté ! Pour t’obtenir,
combien de fois devrons-nous nager dans une mer de sang ?
combien de fois devrons-nous passer par le feu de l’enfer ?
Ô liberté,
un vieil homme dont les cheveux
flottent dans l’air,
dont la lumière des yeux est faible
comme le soleil de l’après-midi,
t’attend au seuil de sa maison.
Pour ton arrivée, ô liberté,
la pauvre veuve chez Molla est debout
et soutient silencieusement la colonne
de sa maison détruite.
Pour toi, ô liberté,
une orpheline squelettique s’assoit dans la rue
avec un bol vide dans la main.
Ô liberté,
Saghir Ali, le jeune et costaud paysan de Shahbazpur,
Kesta Das, l’homme courageux du quartier des pêcheurs,
Matlab Mia, le batelier renommé
qui va sur la Meghna avec ses bateaux sans avoir peur des vagues,
Rustam Sheikh, morte en conduisant son tricycle dans Dhaka,
et le jeune homme courageux qui courait dans la forêt
avec un fusil sur l’épaule,
tous laissent des traces qui donneront naissance
à un monde nouveau.
Ô liberté, tout le monde t’attend
avec impatience.
Avec les échos d’une déclaration
flamboyante d’un coin à un autre du monde,
avec un nouveau drapeau,
on joue partout la musique du triomphe.
En tout cas,
Tu dois venir au Bengale, ô liberté !

traduit par Hasnat Jehan.

 

Shamsur Rahman

Plus jamais

Je ne veux plus revoir la lune de novembre

ni même le matin de diamants

que plus jamais devant mon regard

ne rayonne le ciel

ne murmurent un bonsoir les fleuves

ne résonnent les mystères de la nuit

ne scintille l’étoile de l’horizon.

Venez plutôt avec des tenailles enflammées

arrachez mes yeux

ces yeux dont les lumières pénétrantes immortelles

me révélaient dans une audace rebelle

le silence glacial de la mort des hommes

à la belle étoile

ou bien les jours

couverts de brouillards semblables aux vapeurs

dans les yeux des vierges réfugiées ici

ou bien un éclatement du cœur

d’un Bouddha, d’un Jésus, d’un Mahomet

dont le sang a giclé de tous côtés

sous la haine des dents blanches de désirs.

Que plus jamais devant mon regard

n’apparaisse l’abondante chevelure entourée de rêves

n’apparaisse le visage par une fenêtre de nuit

n’apparaisse par un clair de lune

la figure de ma patrie encore victime.

Et la voix de mon âme se mettra à diffuser encore

les splendeurs de contemplations jusqu’aux mille racines de la vie

plongées dans la nescience noire

les hurlements ensoleillés de ma voix

tout comme les chants de Prométhée

secoueront l’air et l’éther de ce globe

et feront éclater le Sphinx d’indifférence et décrocher

les étoiles et le soleil de votre ciel.

Coupez-moi ce cœur en tranches fines de soleil

de même qu’un Peshawari avec l’avidité aiguisée

de son couteau cruel

éventre la pomme rouge

(veillez pour que pas même une goutte

de mon sang ne touche le sol

car de chaque goutte

jaillira un éternel jet de révolte).

Coupez-moi ce cœur en miettes

ce cœur où palpite mon amour intense

l’amour de ma patrie

ce cœur

pareil aux bénédictions de ma Mère

profond et serein comme le regard de ma sœur

comme les chants sans parole du sourire bien-aimé

ce cœur qui souhaitait le clair de lune

sous le ciel de la terre

par les printemps enivrants

par les soirs de pluie.

Pitié, glaive féroce de Gengis

Pitié, ô horreur des Pharaons

Pitié, votre soif du sang, ô Timour

Venez donc effacer mon existence terrestre

Annihilez-moi de ce globe

Que ce moi constant comme l’étoile polaire

disparaisse, disparaisse à jamais.

traduit par Printhwindra Mukerjee.

Shamsur Rahman

Les corbeaux

Sur le chemin du village, pas d’empreintes de pas. Dans
l’étable des vaches,
il n’y en a aucune, le vacher a disparu ; dans le sentier
sec, étroit, personne ; au bord de la route, les arbres
sans voix ;
partout le soleil nu, et, pantelants, des corbeaux, rien que
des corbeaux.

Traduit par Amirul Arham et Marc Verhaverbeke.

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Marie-Noëlle Toutain

En attendant les larmes...

Tu es parti hier, sans valises et sans mots, ton linge sale dans le panier, tes chaussons en cavale Tu ne reviendras pas.

J'ai retiré ta photo. J'ai accroché le cadre vide sur le mur, puis mes yeux sur le verre et j'ai quand même été surprise de ne pas y trouver ton sourire. C'est moi, c'est moi que j'ai vue : ombragée, imprécise et j'ai pensé, amère : " déjà je me dissipe ! ".

Tu es parti, vais-je disparaître ? Vais-je te sentir à mes côtés comme un membre fantôme : d’abord tous les jours puis seulement quand il pleut ?

Tu sais ce que c'est toi une veuve invalide de guerre conjugale ?... C'est quelqu'un qui reçoit une demi-pension et pas de médaille. Cela te fait rire… vas-y.

Ce n'est pas la solitude qui me fait peur, c'est l'ignorance. Rends-toi compte, je ne sais même pas à quelle sauce tu vas me manquer !

À la sauce blanche pour des nuits du même nom ? À la sauce piquante qui fait pleurer les yeux ? À la sauce aigre-douce, qui donne à la douleur un goût irrésistible ? Ou à la sauce piment qui donne envie tout simplement ? Tu vois je cuisine comme un pied, mais j'ai du vocabulaire !

J'aimerais bien pleurer...

Tu es parti, tant pis pour toi ! Tu ne verras pas qui je vais devenir. C'est maintenant que je vais changer...

J'étais comment avant toi ?

Je passe mes doigts sur la vitre du cadre, je ferme les yeux et tente, aveugle malhabile, de lire le relief de ton visage. Mais tu n'es déjà plus qu'une fine poussière sous mes doigts qu'un simple filet d'eau chassera bientôt pour toujours.

Oh ! si c'était si simple ! Mais je te sens doucement te fossiliser en moi et je crois bien que je ne t'ai jamais eu autant dans la peau.

Je ne veux pas être Ta veuve, je ne voulais déjà pas être Ta femme tu te souviens ? Nous étions ensemble cela me semblait suffisant. Je ne vais donc pas commencer à t'appartenir quand tu n'es plus là !

J'aimerais bien pleurer...

Dis-moi que tout ira bien ! Dis-moi que tu ne vas pas me manquer ! Promets-moi que je n'appellerai jamais au secours, que je ne lèverai pas les mains au ciel en criant : " Saint Prozac, guérissez-moi ! Dieu chocolat, faites fondre mon angoisse ! Alcool, stérilisez mon âme ! "

Je ne veux pas, pour t'oublier plus vite, m'envoyer en l'air avec le premier fana de veuve venu. Je ne veux pas jeter ton corps et fuir mon âme dans un grand geste caritatif. Je ne veux pas faire du théâtre, du tennis ou du vélo pour soulager ma ménopause solitaire.

Je voudrais que le temps embarque dans sa fuite notre histoire et qu'ainsi rassasié il me foute la paix... Si nous avions divorcé, je me sentirais moins veuve...

J'ai un peu froid, je tremble, tu crois qu'une cigarette ?... Tiens ! Voilà un truc que nous n'avons pas essayé : arrêter de fumer...

Je suis une veuve toute neuve, seules mes idées sont habillées de noir. Une goutte s'écrase sur la vitre, solitaire, pathétique. Puis une autre et plein d'autres tambourinent au carreau, mais tu ne viendras pas j'ai jeté ta photo.

Je suis une veuve toute neuve, je ne sais pas ce que je ressens !

Oh... mais je pleure !

Marie-Noëlle Toutain
une lectrice résidant en Côte d’Ivoire.

 

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" Vous n'êtes ni Romains ni Spartiates, ni même Athéniens. Laissez là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois... pour qui la liberté même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacles et de posséder en sûreté. "

Rousseau, aux Genevois, en 1764, cité dans La Quinzaine, n°598, 01.04.91, p. 9.

 

" Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. "

Gustave Flaubert
dans une lettre à Louis Bouilhet du 4/9/1850.

 

 

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